Même si l’année 2019 fut féconde pour l’actualité en France, il faut d’abord convenir que ce n’est pas le 14 juillet tous les jours. Il y en a qui aiment les défilés militaires sur les Champs-Élysées et il y en a – comme moi – qui préfèrent les bals populaires. Mais bien avant l’heure, le 21 mars, premier jour du printemps, les Champs-Élysées ont fait peau neuve. Pendant qu’elle pansait encore ses plaies des violences en marge de la précédente manifestation des Gilets jaunes, la plus belle avenue du monde a fièrement déployé six nouvelles fontaines au Rond Point des Champs-Élysées. Cette nouvelle installation, financée par des mécènes privés, a valu une inauguration officielle en la présence d’Anne Hidalgo, maire PS de la capitale, d’une belle brochette de notables parisiens et de quelques dignitaires étrangers. J’avais l’honneur d’assurer les services d’interprétariat français-anglais pour cette inauguration haut de gamme.
À cause d’une perturbation dans le métro je suis arrivé sur les lieux un peu plus tard que prévu. Je n’étais pas en retard pour mon rendez-vous professionnel car j’étais bien sur place une demi-heure avant le début de la mission. Mais c’était un peu trop tard pour prendre un café dans le bistrot qui se trouve de l’autre côté du rond point. C’est bien connu, les lieux hantés par les Gilets jaunes sont souvent des ronds points. Sachant qu’il n’y avait pas un chat sur place (à part la sécurité, omniprésente à cause de la qualité des convives) j’aurais pu très bien traverser les Champs-Élysées, boire un café tranquillement, puis revenir sur les lieux sans que personne ne s’en aperçoive. Mais en bon petit soldat de l’armée de réserve des interprètes je me suis pointé pour mon service obligatoire à l’heure prévue sans même m’injecter d’une dose de caféine.
Les discours en plein air devant les fontaines étaient routiniers, tout comme l’interprétariat que j’ai assuré. Cela s’est passé comme une lettre à la poste, pas de problème. Mais par la suite, ça se corsait. Tout ce petit monde a subitement traversé la rue. Pas pour trouver un emploi, comme avait déjà dit Emmanuel Macron, mais afin de s’engouffrer dans l’Hôtel Marcel Dassault pour l’apéro. Après tout, Dassault Aviation était un des mécènes qui a financé ces fontaines. Cette même entreprise a récemment vendu ses avions de chasse Rafales à l’armée de l’air égyptienne du maréchal Sissi, au régime intégriste de l’Arabie saoudite, ainsi qu’au Qatar. Ce dernier pays – également un des mécènes – était représenté ce jour-là par son ambassadeur et par un de ses ministres d’État. Rien n’est trop beau pour des marchants de canons.
Pendant ce temps j’aurais pu disparaître pour m’attabler à un bistrot sur les Champs-Élysées mais pas de pot, j’étais réquisitionné au cas où un des invités qataris, autrichiens ou américains ait besoin de mes services pour dialoguer avec leurs interlocuteurs français. Le fait que personne n’ait fini par faire appel à mes compétences linguistiques pendant cette pause mondaine ne changeait rien à l’affaire. Il y avait des petits fours, du vin et du champagne qui coulaient à flots, mais pas une goûte de café en vue. J’ai eu l’audace d’en demander à un des serveurs mais ce n’était pas ma journée : une telle boisson non alcoolisée n’était pas prévue au programme.
De nouveau, tout ce beau monde a pris l’air pour déambuler sur les Champs-Élysées et se rendre au Petit Palais, à deux coins de rue de là, pour un dîner gala, histoire de remercier les mécènes. J’ai précédé la foule avec mon sac dans une main et la valise dans l’autre (contenant les écouteurs et le micro sans fil). En route, un Parisien qui s’est manifestement trompé de quartier m’a demandé si je n’avais pas une pièce à lui donner pour qu’il puisse manger quelque chose. On a l’habitude de voir les victimes du néolibéralisme dans le métro, à Barbès, dans le 19ème où j’habite ou encore dans d’autres coins du Paris populaire. Mais dans ce quartier chic et touristique, c’est plus rare. En tout cas, j’ai mis la main à la poche et retiré quelques pièces jaunes, que j’ai aussitôt offert à cet homme qui tranchait par sa condition sociale avec la foule d’invités de marque qui me suivait de loin. Arrivé au Petit Palais, j’ai déposé la valise à l’accueil de ce beau salon de la République. Je me suis pressé de mettre à disposition les écouteurs pour les invité-e-s non francophones qui en avaient besoin. J’étais ensuite le tout premier visiteur à mettre les pieds dans la salle à manger. Accueilli par une rangée de serveurs, bouteilles de champagne à la main, j’ai timidement demandé s’ils auraient la gentillesse de bien vouloir me servir une tasse de café. Réponse du maître d’hôtel : c’est trop tôt dans la soirée. Le service de café n’est prévu qu’après le repas. Autrement dit, quand je serai bien trop fatigué.
Alors j’ai demandé aux hôtesses d’accueil si elles étaient des salariées permanentes du Petit Palais ou bien si elles étaient là seulement pour la soirée, ce qui est souvent le cas. Effectivement, envoyées par une agence spécialisée, elles ne connaissaient pas les lieux plus que moi. Mais elles m’ont dit que la dame debout près de la porte d’entrée pour accueillir les invités de marque était la directrice du Petit Palais et que je pouvais bien m’adresser à elle. Alors sans le moindre souci de protocole diplomatique, je me suis approché d’elle. Se demandant sans doute quel mécène, ambassadeur ou autre dignitaire j’étais, j’ai décliné mon identité comme un simple interprète chargé de traduire les discours oralement en anglais. Pour aussitôt lui demander si elle pouvait me faire un grand service. Persuadée sans doute que j’allais la supplier de me mettre en relation avec un des notables pour un autographe ou un selfie à ses côtés, je lui ai demandé d’un ton grave – comme s’il s’agissait d’un secret d’État – s’il y avait une machine à café dans l’immeuble à la disposition des employés du Petit Palais. Madame la Directrice m’a dit que l’accès à cet endroit était interdit au public mais elle a visiblement pris pitié de mon sort. Ainsi, elle a accepté exceptionnellement de m’y accompagner. Ravi, j’ai suivi la patronne dans les entrailles du palais, jusqu’à une salle lugubre au sous-sol où j’ai trouvé un lavabo, des armoires, un micro ondes et une machine à café. Pour la modeste somme de 50 centimes, je pouvais enfin combler mon manque de caféine.
(suite avec le prochain article)