En octobre 2002 je me trouvais avec toute une équipe de collègues dans une centrale nucléaire dans l’est de la France, département de la Meuse. C’était 20 ans avant l’annonce de la fermeture de cette centrale. On y était pendant trois semaines pour une « visite de pairs », du jargon dans ce secteur qui signifie une inspection de sécurité. Des pairs, ce sont des ingénieurs cadres d’une centrale nucléaire d’un pays qui se rendent dans une centrale nucléaire d’un autre pays pour voir comment les salariés procèdent de l’autre côté de la frontière. Chaque pays est régie par la législation nationale, avec les normes qui sont les siennes, même si des règles de sécurité minimales sont – plus ou moins – respectés au niveau international. Dans l’équipe, j’étais chargé de la visite des installations où on manipule des produits chimiques. Entre ces substances toxiques et les émissions radioactives, une centrale nucléaire n’est pas parmi les lieux de travail les plus rassurants quant à la sécurité. À part cette évidence, il faut rajouter l’opacité légendaire avec laquelle le CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique) et les autorités françaises en général traitent chaque accident ou incident dans ce secteur. La célèbre affirmation gouvernementale en 1986 voulant que le nouage radioactif de Tchernobyl ce soit arrêté à la frontière alsacienne en est que la manifestation la plus caricaturale de cette politique de déni.
Après les examens médicaux réglementaires pour nous (comme pour toute personne extérieure pénétrant dans l’enceinte de la centrale) il y avait la distribution du casque de sécurité, du gilet réflecteur et des chaussures de sécurité comme dans la plupart des installations industrielles. Alors avant de partir sur cette mission le donneur d’ordre (un prestataire de service d’EDF) nous a informé qu’on pouvait laisser les costume cravates, tailleurs et autres robes à la maison. Compte tenu du milieu industriel particulier et compte tenu de la saison, il fallait s’habiller de façon fonctionnelle et confortable. Ce que nous avons fait.
Mais après notre première journée, la responsable de l’équipe m’a dit que le patron s’était plaint à mon sujet. Pas à cause de la qualité de l’interprétariat dans le domaine chimique, mais à cause de… mon pull. Déjà au mois d’octobre dans les Ardennes il ne fait pas très chaud, surtout en arrivant sur les lieux le matin. Le pull incriminé était propre et neuf mais avait le défaut d’afficher un dessin. C’était un motif neutre, rien de provoquant ou choquant. Mais pour le patron, un pull porté à l’intérieur de la centrale doit être de couleur unie, sans motif. Quel critère professionnel ! Encore, si on en était prévenu, pas de problème, on aurait pris les vêtements correspondants. Mais sans le savoir à l’avance, comment deviner ? Des caprices, on en a vu d’autres mais celui-là, quand même, c’était la dernière de nos craintes, sachant qu’on allait vivre et travailler dans un milieu radioactif pendant les semaines à venir.
Cette installation est située sur le terrain d’un village, Chooz, qui n’est pas muni d’un magasin de vêtements. Nous étions logés dans la petite ville de Givet quelques kilomètres plus loin qui, elle, a un seul et unique magasin de vêtements pour toute l’agglomération. Alors après le travail je m’y suis rendu pour acheter un autre pull que j’ai pu trouver à ma taille, couleur unie cette fois-ci. D’autres interprètes de l’équipe sont venus avec moi dont la cheffe, qui est mère de famille. Outre le strict nécessaire pour répondre aux caprices du patron de la centrale, nous avons profité de l’aubaine pour faire de bonnes affaires et nous étions bien appréciés comme nouveaux clients par le commerçant. La cheffe de mission en a profité en particulier pour acheter des vêtements pour ses enfants. Comme moi, la plupart des interprètes sur cette mission habitent en région parisienne. Le propriétaire du magasin, un peu surpris, nous a demandé s’il n’y avait pas assez de magasins de vêtements à Paris. À quoi on a répondu : « Oui, mais pas aux mêmes prix ! ». Le prix de location d’un espace commercial dans une petite ville de province, en plein milieu d’une région éloignée, n’a rien à voir avec les prix des baux commerciaux sur les Grands Boulevards de Paris, ni même dans des quartiers moins chers de la capitale. Par ailleurs, en général, la situation de l’emploi et des salaires dans des régions rurales est sans commune mesure avec celle de Paris. Ces différences se voient aussi dans les prix de détail, à Paris et en province, pour les vêtements et autres produits de consommation courante. Habituellement, quand on fait ses valises pour partir en mission d’interprétariat, on se demande quels vêtements on va y porter, pas forcément quels vêtements on va y acheter !
(suite avec le prochain article)