Il y a une expérience dans ma carrière d’interprète qui m’a laissé bouche bée. Un jour de novembre 2005, une agence de communication a fait appel à mes services pour une petite mission d’interprétariat dans ses studios situés à Pantin en banlieue parisienne. Après la séance d’habillement d’usage à la maison, j’ai enfilé mon manteau, mon écharpe, mon chapeau, mes gants, mes bottes puis je suis monté sur mon vélo, direction Pantin. Arrivé devant l’immeuble qui ne paie pas de mine dans cette ville ouvrière, j’ai poussé la porte pour trouver des installations fonctionnelles mais modestes : murs blancs, caméras, écrans, matériel audiovisuel et tout l’équipement périphérique propre à un studio d’enregistrement. On m’a installé devant un écran et un instant j’ai cru qu’on allait filmer la séance, ce qui ne me fait pas peur mais ce n’est pas habituel pour des interprètes, qui exercent essentiellement une profession de l’ombre.
Au final ce n’était pas ça. Le technicien a projeté une vidéo qui était une série d’entretiens avec des consommateurs parfois francophones, parfois anglophones, que je devais traduire en temps réel. C’est ma voix et non mon image qui sera enregistrée. Pas de problème. Mais en apprenant l’identité de son client, la qualité des personnes interviewées et le service dont il était question mon sang n’a fait qu’un tour. Sur le coup j’étais abasourdi. J’avais envie de donner mon opinion tout de suite au responsable du studio mais ce n’était pas mon rôle. L’interprète traduit les propos des personnes interviewées et personne ne lui demande son avis. En fait, les interprètes ne sont que des perroquets intelligents. Les perroquets, parfaits mimiques, répètent ce que les personnes disent sans comprendre leurs paroles. Les interprètes les répètent aussi. A la seule différence qu’ils comprennent leurs paroles et en plus… ils les disent dans une autre langue. Mais voilà, on ne demande pas l’avis d’un perroquet et on ne demande pas l’avis d’un interprète.
Le client final (le client de mon client) est une prestigieuse chaîne internationale d’hôtels de luxe. Les établissements hôteliers en question sont le nec plus ultra du faste pour des voyageurs fortunés, ce qui contraste singulièrement avec la modestie du petit immeuble industriel dans lequel nous nous trouvions à Pantin. Un hôtel de luxe qui loue ses chambres à prix d’or aux hommes d’affaires, rentiers, millionnaires de passage et autres vacanciers membres de la jet set. Outre la fortune dont ils disposent, ces clients ont tous la particularité d’avoir fait des études. Souvent bourrés de diplômes (quand ils ne sont pas bourrés de gin et de whiskey au bar de l’hôtel), on n’a pas affaire à une clientèle d’illettrés. Quand le titre de ces clients de prestige ne commence pas par « Docteur », « Professeur », « Ingénieur », ou carrément « Son Excellence » dans le cas des diplomates et des chefs d’État, ils sont tous passés par les meilleures écoles, titulaires de diplômes des universités prestigieuses.
Le but des interviews est de savoir comment ces clients fortunés réagiraient aux dépliants publicitaires de ces hôtels de luxe. Le contenu le choque-t-ils ou le rassure-t-ils ? Voilà le but du jeu. Comme étude de marketing pour cette clientèle ciblée c’est une démarche tout à fait compréhensible.
Et pourtant… on leur a mis dans les mains un échantillon du dépliant et on a laissé à chaque personne interviewée une minute ou deux pour survoler le dépliant, regardant les titres, les images et lisant les brefs textes qui les accompagnaient. Jusque là, rien de trop choquant. Sauf que les dépliants en question – qui paraissent dans plusieurs langues – n’ont pas été rédigés par des traducteurs. Les textes sont le produit de traductions automatiques, pondues par des logiciels avec le meilleur de ce que l’intelligence artificielle peut offrir. Sauf qu’ici ou là, en français, en anglais ou dans d’autres langues, il y avait quelques petites fautes d’accord, fautes d’orthographe ou encore des « faux amis » (fautes de traduction). Pour cette clientèle bourgeoise, souvent bilingue ou polyglotte – en tout cas tous des personnes diplômées avec un niveau culturel élevé – cela m’a paru fort de café. Laisser glisser des fautes grammaticales ou une mauvaise rédaction pour des personnes plutôt incultes n’est quand même pas recommandé mais à la rigueur, ça passe. Pour des diplômés des études supérieures qui ont une expérience internationale et qui sont habituellement des personnes très exigeantes (c’est le cas des riches en général), j’ai trouvé ça gonflé.
Après tout, quel est l’enjeu ? De se passer des services d’un traducteur pour écrire les dépliants publicitaires en français, allemand, espagnol, portugais, italien, arabe, russe, hindi, mandarin, etc. Car c’est bien la clientèle fortunée de ces pays qui est visée. Mais avec des fautes d’orthographe, des fautes d’accord et d’autres fautes grammaticales ? Pour des dépliants destinés aux personnes qui ont souvent étudié dans des universités occidentales ? Quel est le prix de la traduction d’un simple dépliant publicitaire ? Ce n’est quand même pas une fortune. Dépendant du volume, cela peut monter à quelques dizaines d’euros, quelques centaines d’euros tout au plus. Autrement dit, trois fois rien en le comparant au prix d’une nuitée d’hôtel dans un des établissements de cette chaîne. Après tout, une chaîne d’hôtels de luxe, n’a-t-elle pas un budget pour ce genre de dépense ? Cette chaîne d’hôtels a quand même payé l’agence de communication de Pantin pour mener l’étude. Et l’agence de communication de Pantin a payé mes honoraires d’interprète pour mes services ce jour-là, dont le montant est sans doute comparable au prix d’une nuitée d’hôtel de cette chaine. Alors tout cet argent pour savoir comment le client fortuné va réagir devant une éventuelle faute de français en lisant une brochure touristique…
La vraie question est plutôt de savoir quel est le prix à payer si vous choquez cette clientèle d’élite avec des fautes qui paraissent noir sur blanc dans sa communication publicitaire ? La réponse, c’est de perdre le client, au profit d’un concurrent un peu plus sérieux. Ce prix est sans doute le plus salé et aucun commerçant, aucun professionnel sérieux ne voudrait le payer. Qui veut perdre des clients ?
C’est cela qui m’a choqué. De savoir qu’une prestigieuse chaîne internationale d’hôtels de luxe est prête à mettre de l’argent sur la table pour mener une étude afin de savoir si ça vaut la peine de faire des économies de bout de chandelle en produisant un matériel publicitaire de qualité moyenne, truffée de fautes, donnant ainsi une mauvaise image à l’entreprise. Il faut le faire quand même ! Il a fallu que je vive cette expérience pour le croire. Sur le plan psychologique je suis sorti de là lessivé. Et après la fin de la mission, je suis parti de Pantin pantois.
(suite avec le prochain article)