Un bilan

Les péripéties d’un interprète peuvent ressembler à celles d’autres métiers. Un des avantages (ou désavantages, c’est selon) de mon métier est qu’on change continuellement de décor. Des beaux salons de la République en passant par des usines, des ateliers bruyants, des salles de conférences feutrées, des laboratoires de recherche, des amphithéâtres universitaires, des visites industrielles aux visites touristiques, on fini par tout voir. Cette particularité de l’interprétariat exige une capacité d’adaptation rapide et l’étude de fiches techniques avec apprentissage de la terminologie qui va avec dans les deux langues pour chaque mission réalisée. L’avantage, c’est que cette forme inédite de « tourisme » savant, culturel, industriel, technique, politique et diplomatique nous donne un aperçu de vastes secteurs de l’économie et des institutions, tant dans le secteur public que dans le secteur privé, que le salarié lambda ne verrait jamais de sa vie.

Au cours de ma carrière j’ai interprété à l’Assemblée Nationale, au Sénat, au Quai d’Orsay, au Conseil régional Ile-de-France, à l’Hôtel de Ville de Paris, au premier étage de la Tour Eiffel, à l’Institut Curie, à La Sorbonne, à l’Ambassade du Canada, à l’UNESCO, à l’OCDE, à la Maison Radio France, à la Bourse de Paris et en direct sur les ondes de France Télévision. Sur la liste de « clients » pour qui j’ai interprété se trouvent le Président de la Commission européenne, la Présidente de la Suisse, le Président du Togo, le prince hériter d’Arabie saoudite, l’ancien Premier ministre de Djibouti, l’ancienne Présidente de la Cour Internationale de Justice de la Haye, un ancien Premier ministre de la France, l’ambassadeur de France, celui du Canada, la Maire de Paris, le Directeur général du FMI, la Vice Présidente de la Banque Mondiale, des ministres du gouvernement français et des gouvernements étrangers, des officiers des forces armées de trois pays, une vedette mondiale de la musique, un cinéaste mondialement connu, un dessinateur de haute couture de réputation internationale, un écrivain à succès, un lauréat du Prix Nobel de Littérature, un athlète champion olympique, un membre de l’Académie des Sciences, un professeur de médecine, mais aussi le numéro deux du Sinn Féin (bras politique de l’IRA en Irlande du Nord), des dirigeants de l’OLP, des élus palestiniens, le Secrétaire général du Parti communiste français, des dirigeants d’extrême gauche, des responsables de la CGT, une brochette d’autres syndicalistes et de simples ouvriers.

Combien de métiers y a-t-il qui donnent aux travailleurs accès à autant de lieux différents ? Dans ma carrière j’ai également exercé dans l’observatoire de Paris (d’ordinaire accessible aux seuls chercheurs en astronomie), dans une centrale nucléaire (ne rentre pas qui veut), sur une base militaire (encore plus fermé au monde extérieur), dans un véhicule de combat blindé (incroyable mais vrai), dans un des plus grands aéroports d’Europe pour le vol inaugural de l’Airbus A380, dans les laboratoires de l’Institut Curie (il faut montrer pattes blanches), dans des vignobles de la Marne pour des dégustations de vin (attention au taux l’alcoolémie), à l’École nationale d’équitation de Saumur (à cheval sur l’excellence), dans un stade de football (ça marque), dans une brasserie d’Alsace (ça boit), dans une usine d’embouteillage d’eau minérale dans les Alpes (c’est plus sage comme boisson), dans une sucrerie de betteraves en Picardie, sur une chaîne de montage d’automobiles en Normandie, dans une cartonnerie du Limousin, dans une usine de produits chimiques du Rhône-Alpes, dans un château des Pays de la Loire, dans une abbaye du 14ème siècle des Yvelines, dans un site emblématique de Camargue dans le Languedoc-Roussillon, au Festival international de films de Cannes et dans quelques visites de patrimoine, allant des châteaux des ducs de Bourgogne à Dijon jusqu’au au Marais Potevin dans le Poitou-Charentes, en passant par le Mont St-Michel. Le plus souvent c’est pour des capitalistes (PDG de grandes entreprises et autres banquiers) mais il m’est également arrivé de travailler pour des ONG, des écologistes, des collectivités locales porteuses de projets innovants, des associations de solidarité internationale, pour la gauche politique, ainsi que pour le mouvement syndical.

Comme on peut l’imaginer l’habillement n’est pas le même pour toutes les missions. Mais comme on dit l’habit ne fait pas le moine. Même si les interprètes (hommes) portent le plus souvent le costume cravate et leurs collègues femmes des tailleurs et autres robes de circonstance, on peut interpréter à la ferme, dans l’usine, dans un laboratoire, dans un amphithéâtre universitaire, sur un bateau, sur un champ de course, dans un stade, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur. Et l’habillement n’est pas le même. Mais comme on ne peut pas juger un-e interprète par la couleur de sa cravate, par sa coiffure ou par son maquillage, l’importance est ailleurs. L’habillement, et plus généralement l’aspect physique de l’interprète, quel prétexte pour évaluer la qualité d’une prestation et quelle frivolité !

À travers ce petit récit j’espère que vous avez fait un bon voyage au pays des langues, au royaume des apparences, dans l’univers des faux semblants et à la contrée de vraies connaissances devant le miroir aux alouettes. La communication, c’est primordial, surtout lorsque la barrière linguistique se dresse comme obstacle entre homologues de nationalités différentes. Si l’interprétariat n’est pas un défilé de la mode, il a le mérite d’être un pont entre les langues et entre les cultures. À condition de ne pas laisser les considérations vestimentaires et autres niaiseries masquer l’essentiel : les sensibilités des uns et des autres posent déjà assez de difficultés entre gens d’un même pays. Alors pour ceux qui ne parlent même pas la langue de leurs interlocuteurs et qui viennent d’un milieu culturel différent, bonjour les dégâts pour les malentendus ! Il n’y a rien de telle que la communication dans le monde réelle des affaires, de la science, de la politique, de la diplomatie et de la culture. Bref, une chance que les interprètes soient là ! Aussi précaires que nous sommes avec notre statut professionnel changeant et avec nos revenus aléatoires, il paraît qu’on sert encore à quelque chose.

(suite avec le prochain article)

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