Ça me fait penser à une mission que j’ai obtenue d’une fondation privée basée à Washington, D.C. Internet, c’est un peu comme le hasard : il fait bien des choses. Ce client, qui m’était inconnu jusqu’à là, a trouvé mes coordonnées sur la toile et m’a écrit de la capitale américaine. Mais au lieu de traverser l’Atlantique pour cette mission il n’a même pas fallu que je traverse Paris. Un petit déplacement dans le métro du 19ème au 8ème arrondissements a suffit. Car la délégation américaine a fait le voyage chez son homologue parisien pour l’occasion en ce mois de janvier 2004. Le secret commercial, c’est comme les brevets, les droits d’auteur et autres dispositifs visant à protéger son inventeur/propriétaire de ceux qui veulent copier ses idées. Les inventeurs les gardent jalousement pour eux. Cette fois-ci je n’ai donc pas eu droit à la moindre documentation avant la conférence de peur que je ne la vende à la concurrence. J’ai eu beau expliquer au client que si je n’ai pas la documentation en avance, je ne pourrais pas faire une si bonne prestation. Rien à faire, le secret commercial était plus important pour ce client qu’une préparation adéquate des interprètes.
Arrivé le jour J, le client – venu droit de Washington – est venu nous voir dans la cabine d’interprètes. Il nous a pondu son discours à peine quelques minutes avant le début de la conférence. Il y a des clients qui imaginent que cinq minutes suffissent pour permettre aux interprètes de se familiariser avec le contenu, surtout si on a le discours sous les yeux. Ils confondent sans doute l’interprétariat avec la lecture. On lui a dit que cinq minutes avant le début de la conférence, ça ne sert à rien. Il aurait fallu nous transmettre ces éléments par courrier électronique la semaine dernière. Mais bon, le client était désormais prévenu. Nous allions faire de notre mieux ; on ne peut pas faire davantage.
Au fur et à mesure que la conférence se déroulait j’étais surpris par le contenu si jalousement gardé. Au final, l’intervention de mon client ne contenait aucun secret d’État, ni secret commercial, ni secret tout court. Ce n’était qu’un ramassis de platitudes sur les prévisions économiques, sur les échanges commerciaux et sur les politiques publiques. Ca se lisait comme un grand éditorial, une espèce de profession de foi dans l’économie de marché, le meilleur des systèmes dans le meilleur des mondes. C’était à peine quelques années avant la crise financière de 2008 qui a ébranlé les marchés et provoqué tant de faillites, avec son cortège de licenciements et de récession à l’échelle mondiale. De temps en temps les bulles financières explosent, et la vie des gens avec. Qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre, et qu’est-ce qu’il ne fallait pas traduire au micro pour des acteurs économiques des deux côtés de l’Atlantique réunis dans la salle ! Entre les secrets si jalousement gardés et la superbe banalité des propos, je suis tombé des nus. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit un interprète, impeccablement habillé, tomber des nus. Mais c’est bien le sentiment que cette conférence « érudite » m’a procuré.
(suite avec le prochain article)