À de rares exceptions les interprètes ne sont jamais payés sur le champ. On envoie notre note d’honoraires et on est obligé de patienter un mois, parfois deux, parfois trois… Ça dépend de la date de règlement indiqué sur le bon de commande. Quand ce document est émis par le client (et non par l’interprète) on peut tabler sur une attente plutôt longue. Et encore, pour peu que le client respecte ce délai de règlement, car ils jouent souvent les prolongations en payant en retard. Cette fois-ci le délai était d’un mois, ce qui est considéré comme raisonnable dans le métier. Sauf qu’après un mois, je n’avais pas encore reçu le chèque dans ma boîte aux lettres. Alors j’ai attendu 15 jours de plus avant d’envoyer une lettre de relance. Qui, quelques semaines plus tard, était suivie d’une autre, suivie encore d’une autre. Avec la troisième lettre de relance plus de cadeaux : j’ai envoyé une nouvelle note d’honoraires avec des majorations de retard. Ce qui est toujours délicat car une telle disposition n’est pas toujours inscrite dans les Conditions Générales de Vente sur le bon de commande du client. Quand bien même elle y paraisse, facturer des majorations de retard est souvent synonyme de perte du client, ce qu’on veut éviter dans la mesure du possible. Dans ce cas mon client n’était pas le Forum Civique Européen (dont sa conférence était financée par des fonds provenant de l’Union européenne) mais une agence de traduction basée à La Rochelle.
Je me suis énervé en ne recevant aucune réponse alors j’ai pris le téléphone pour appeler l’agence. Résultat ? Je n’ai eu pour toute réponse qu’un enregistrement de France Télécom annonçant que le numéro n’était plus en service. J’ai fini par appeler mon collègue qui a souffert d’une angine pour apprendre que l’agence… avait déposé le bilan. Catastrophe ! En plus de mes honoraires, j’avais facturé à l’agence le remboursement des dépenses que j’avais engagées pour assurer cette mission : mes billets de train et le prix de mes repas. Heureusement c’était l’agence qui avait (ou qui devait) régler directement l’hôtel pour la réservation des chambres. Au final, le montant total que j’ai facturé était dans les quatre chiffres. Après tout, j’avais bien travaillé sur cette mission et ma trésorerie pouvait difficilement permettre ce manque à gagner.
En cas de faillite d’entreprise, le Code du Travail prévoit que les employés soient payés en premier pour les salaires qui leur reviennent selon le nombre d’heures effectués, ainsi que l’indemnité de licenciement selon le nombre d’années d’ancienneté. Mais les interprètes étant à leur compte, c’est le Code du Commerce qui s’applique. Qui stipule que certains créanciers sont prioritaires sur d’autres au moment de la liquidation des avoirs de l’entreprise. Ce qui fait en sorte que les banques (et oui, les banques !) sont souvent dédommagées avant des petits prestataires de service : les PME fournisseurs et autres travailleurs indépendants, dont les interprètes. Le pire, c’est que c’est à la tête du client. Les interprètes rochelais étaient rémunérés car ils sont des prestataires de service locaux avec qui l’agence travaillait depuis des années. Même mon collègue francilien qui avait souffert d’une angine a été rémunéré car le directeur de l’agence le connaissait personnellement et l’a considéré comme un prestataire local, même s’il n’en était pas un. Quant à moi, pas de pot. Monsieur le Directeur ne me connaît pas, j’avais très peu travaillé pour cette agence et elle a donc décidé… de ne pas me rémunérer. Sans autre forme de procès. C’est vraiment à la tête du client.
Les dépôts de bilans sont rares, et heureusement. Mais quand ça arrive, ça fait mal pour l’emploi, pour les revenus et pour l’économie locale en général. Dans mon cas c’était une perte nette et amère. Même si je me suis habillé convenablement pour cette mission avec mon costume cravate et des chemises propres et pressées, soigneusement rangées dans ma valise, on peut dire que j’ai failli perdre ma chemise dans cette affaire.
(suite avec le prochain article)