Traduire comme des malades

Quand on est fatigué ou pire, carrément malade, on peut difficilement se présenter chez un client pour faire une prestation sur site. Notre état de santé nous assigne à résidence, le temps de reprendre nos forces. Si des salariés peuvent encore toucher leur salaire (moins trois jours de carence), voire prétendre à l’assurance chômage pour des absences sanitaires plus longues, les travailleurs indépendants n’ont que leurs yeux pour pleurer en voyant des contrats passer devant eux, dans l’incapacité des les accepter. Pas d’indemnités maladie, pas de compensation pour manque de travail, rien.

En théorie cela ne nous empêche pas de travailler à la maison, pour les traductions écrites au moins. Dans l’intimité de chez soi, le client ne nous voit pas mal fagoté, mal rasé, traînant en pyjama, accroupi devant notre clavier d’ordinateur en train de taper une traduction à notre rythme. Quand on est fatigué, on s’arrête, on boit une tisane, on fait une petite sieste et on reprend la traduction plus tard. Mais dans les faits, même un tel scénario est rare dans la mesure où le client est souvent pressé. Avoir tout son temps devant soi pour finir une traduction à son aise, sans être poussé dans le dos par des échéances serrées, c’est rare. Et avoir une traduction à faire dans ces conditions idéales au moment de tomber malade, c’est encore plus rare. Dans la presque totalité des cas soit on travaille et il faut faire vite, soit on ne travaille pas. Il est bien entendu que des missions d’interprétariat chez le client sont exclues si l’interprète n’est pas en pleine forme. Mine de rien, c’est un travail de souffle, comme pour des chanteurs d’opéra ou pour des présentateurs de télévision. On ne peut pas cacher sa fatigue et sa maladie derrière du maquillage ou derrière une sourire de circonstance. Si on ne tient pas le coup toute la journée, on ne peut pas interpréter.

Je me souviens avoir survécu à la maladie pendant une mission à au moins trois reprises dans ma carrière. Vers la fin des années 1990 je faisais une mission d’interprétariat simultané pour une entreprise privée dans un hôtel du 15ème arrondissement de Paris. Tout c’est bien passé et la cheffe de projet de l’agence qui nous a engagé est même passée à l’hôtel pendant la pause déjeuner pour nous saluer et demander si tout allait bien. Je commençais déjà à ressentir une fatigue anormale et une légère douleur dans la nuque mais évidemment je n’ai rien dit et j’ai continué dans l’après-midi comme si de rien n’était. Je me suis quand même confié à ma collègue, Catherine, compréhensive, qui a pris le gros du boulot pour la deuxième partie de la journée. J’ai quand même fait ma part. Catherine a interprété pendant 30 minutes, j’ai pris la relève pendant 20 minutes, et ainsi de suite. On a fini la journée comme une mission normale, la responsable de l’entreprise nous a remercié pour nos services et nous avons tiré notre révérence. Je suis allé à cette mission en métro et ma collègue, qui habite la banlieue sud, est venue en voiture. Elle a eu la gentillesse de me déposer à l’hôpital le plus proche et j’ai fini la journée aux urgences, histoire de voir un médecin au plus sacrant. Le toubib a diagnostiqué une infection pour laquelle il a prescrit des antibiotiques (et beaucoup de repos). Ainsi s’est finie ma journée. C’était un petit miracle. Je n’ai rien vu venir, étant en pleine forme le matin. Si j’avais commencé à sentir les symptômes dès le début de la mission je n’aurais pas pu finir la journée.

Les deux fois suivantes se sont déroulées beaucoup plus récemment. Un soir d’octobre 2019 je me suis rendu au théâtre de la Gaîté Lyrique dans le 3ème arrondissement pour une mission d’interprétariat à la fois intéressante et d’intérêt public. C’était une soirée intitulée « Sciences et arts en exil » organisée par PAUSE (Programme national d’Accueil en Urgence des Scientifiques en Exil). En deux mots, comment les universités françaises, le CNRS, les unités de recherche et les pouvoirs publics se sont organisés pour accueillir des intellectuels et artistes menacés par des dictatures dans leurs pays d’origine, leurs permettant de venir en France afin de poursuivre leurs recherches pendant leur période d’exil. C’est un objectif tout à fait louable et j’ai eu l’honneur d’interpréter le discours de Mme Frédérique Vidal, Ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Après la conférence j’avais envie de demander à Madame la Ministre pourquoi son gouvernement n’en faisait pas autant pour les migrants qui risquent leur vie en traversant la Méditerranée sur les bateaux de fortune, poussés dehors, eux aussi, par des dictatures, des guerres et des changements climatiques. Pour aboutir sur les trottoirs de nos villes, malmenés par la police quand ils ne sont pas envoyés aux Centres Administratifs de Rétention dans le cas des réfugiés « dublinés ». La vie d’un paysan africain qui fuit la guerre et la pauvreté, vaut-elle moins que celle d’un intellectuel africain qui fuit la persécution ? Mais je n’ai jamais eu l’opportunité d’approcher Madame la Ministre pour lui poser cette question et ce n’était surtout pas mon rôle comme interprète de le faire.

Je me suis présenté à cette mission en pleine forme. Mais lorsque ma collègue était au micro je me suis absenté de la cabine presque chaque fois pour aller aux toilettes. Pas pour uriner mais pour me moucher (ça fait trop de bruit de le faire dans la cabine car les micros sont sensibles). Aucun drame, j’ai fait mon travail normalement et ma collègue a fait le sien. À la fin de la soirée je l’ai accompagné au métro puis je suis rentré à la maison. Pour me coucher aussitôt et me réveiller le lendemain avec un petit rhume, ou quelque chose qui y ressemble. Encore une fois, sauvé des eaux ! Si j’avais senti ce rhume venir dans la journée ma conscience professionnelle voudrait que je cherche un remplaçant pour aller à la mission à ma place.

(suite avec le prochain article)

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