Le déclin

Sur le plan économique être interprète, c’est un peu moins catastrophique qu’être traducteur, dans la mesure où les missions d’interprétariat sont plus payantes que la traduction de documents écrits. Quelques missions ici et là suffissent parfois à amortir le prix du matériel informatique, à payer les charges sociales (plus onéreuses que les charges déduites des fiches de paie des salariés), puis d’encaisser assez d’honoraires dans le mois pour régler le loyer (ou les mensualités pour l’achat de son logis), manger trois fois par jour et mettre un peu d’argent de côté pour les périodes difficiles. Mais voilà, c’est la réalité des interprètes aujourd’hui. Les quelques postes d’interprètes salariés dans des grandes institutions internationales (ONU, Union Européenne, Fonds Monétaire International, ministère des Affaires étrangères dans quelques pays) sont de plus en plus rares. Et évidemment ils sont réservés aux seuls interprètes qui habitent à New-York, Bruxelles, Washington… c’est-à-dire dans les capitales où siègent ces institutions. Sinon, ils travaillent sous le statut d’autoentrepreneur ou assimilé. Du travail précaire, des commandes précaires et des revenus précaires.

Qui plus est, même pour les interprètes, la tendance ces dernières années, des pressions des donneurs d’ordre (institutions, grandes entreprises, agences de traduction) vers le bas en termes de rémunération. On nous propose toujours des montants de plus en plus bas pour des missions d’interprétariat. L’inflation, elle, suit son cours. Les loyers et le coût de la vie en général ne baissent pas tous les ans, loin s’en faut. Nul besoin d’être économiste pour comprendre la lente descente aux enfers que subissent les traducteurs et les interprètes.

Dernier des développements et pas des moindres : vous n’est pas sans savoir que l’année 2020 nous a donné la Covid-19 et avec elle une paralysie sans précédent de l’économie mondiale. Avec bars, restaurants, salles de sports, magasins « non essentiels » et autres petites entreprises fermées par décret administratif dans le cadre de la crise sanitaire bien de salariés (surtout ceux au salaire minimum) en ont pâti. Outre le stress psychologique dû au virus, au chômage technique, au confinement et autres couvre-feux, il y a les difficultés financières, voire la misère, qui a frappé des millions de nos concitoyens. Au lieu de se pointer à Pôle Emploi, de plus en plus d’entre eux se pointent aux distributions alimentaires du Secours Populaire Français, des Restos du Cœur et d’autres associations caritatives. Ainsi de suite dans tous les pays du monde, sans exception. Des employeurs en ont souvent profité pour mettre en œuvre des plans de licenciements qu’ils avaient gardés dans des tiroirs avant l’irruption de la pandémie. Et ils ont trouvé une astuce à leur avantage en rapport avec les interprètes. L’événementiel a été laminé par le virus et les réunions d’employés sur les lieux de travail sont devenues de plus en plus rares. Alors c’est désormais par visioconférence que ça se passe, chacun chez soi, en télétravail, devant son écran d’ordinateur. Des logiciels et autres applications informatiques ont été développés et perfectionnés pour accueillir de telles réunions virtuelles. Maintenant les interprètes sont, eux aussi, chez eux devant leurs écrans d’ordinateurs les jours de travail.

Même si la présence physique de l’interprète dans la salle de conférence est préférable, cela ne pose pas trop de problèmes pour des missions d’interprétariat consécutif. Il s’agit de réunions où l’intervenant prononce une phrase ou deux, s’arrête, puis attend que l’interprète répète dans une langue étrangère. Mais ça se corse singulièrement pour des missions d’interprétariat simultané. Avec cette formule ça se passe en temps réel, sans interruption. Alors il faut deux interprètes qui se relaient toutes les 20 ou 30 minutes. J’ai fait dernièrement une telle mission pour l’ONU. Moi, j’habite à Paris, ma collègue habite à Manchester en Angleterre et les conférenciers sont intervenus d’Alger, de Dakar, d’Addis-Abeba, de Nairobi, de Luanda, de Maputo, de Johannesburg et d’autres capitales africaines. Outre les problèmes de connexion et de son qui surviennent souvent – côté client comme côté interprète – il y a surtout le problème de coordination entre le binôme des interprètes qui doivent travailler en équipe. Dans une cabine sonorisée ou dans une régie de son d’une salle de conférence, les interprètes peuvent échanger la documentation, s’entraider, discuter du déroulement de la réunion pendant la pose café et surtout mieux assurer le relais du micro de l’un à l’autre avec des signes de la main, car assis à côté l’un de l’autre. Avec chacun chez soi devant son écran d’ordinateur où on voit le visage de l’ensemble des conférenciers, c’est autrement plus difficile. Mais comme toujours, on fait de notre mieux. Il y a bien une boîte de dialogue (« chat ») qui paraît sur l’écran, mais pas à l’utilisation exclusive des interprètes. Tous les participants à la réunion peuvent s’en servir. Puis interpréter en temps réel tout en lisant ou écrivant un message dans la boîte de dialogue relève d’une acrobatie intellectuelle et cognitive difficile à réaliser.

Compte tenu de ces difficultés de travail, est-ce que les clients nous paient un peu mieux pour nos efforts ? Non, c’est le contraire. Ils se disent que puisque les interprètes n’ont pas besoin de se déplacer pour assurer leur mission on peut les payer un peu moins. Alors les pressions sur la baisse des honoraires continuent, quand les clients ne prennent pas carrément des interprètes domiciliés en Palestine, au Burkina Faso, au Guatemala ou au Bangladesh. Pourquoi pas ? C’est une option qui leur est disponible et il y en a qui ont recours à ce genre de concurrence. Ainsi va la modernité.

Quel avenir pour les métiers de traducteur et d’interprète ? Qui vivra verra. En attendant, les forçats des langues étrangères sont toujours aussi indispensables qu’auparavant pour les grandes entreprises et les institutions internationales. Mais ils sont de moins en moins respectés par elles, de moins en moins payés et de moins en moins en mesure de construire un vrai projet de vie. Se mettre en couple ? Avoir des enfants ? Acheter une maison ? Ça peut se faire encore pour peu qu’un des conjoints a un « vrai » travail (salarié, stable, avec une certaine sécurité d’emploi). Et si d’aventure une séparation ou un divorce survenaient ? Ce n’est pas rare de nos jours. Le conjoint traducteur ou interprète se trouve soudain dans une situation de précarité absolue. Et puisqu’il y a plus de femmes que d’hommes qui exercent ces deux métiers, Monsieur garde la maison (s’il est le propriétaire principal) et Madame peut préparer ses cartons pour déménager dans un studio ou un petit deux pièces… si elle trouve un propriétaire qui accepte de louer son bien à une travailleuse précaire. En revanche si c’est Madame qui a la garde des enfants, je vous laisse imaginer les obstacles financiers qui se dressent sur son chemin. Encore une fois cet exemple n’est pas fantaisiste ou rare. C’est une réalité que vivent de nos jours nombre d’interprètes et de traducteurs (surtout des traductrices). Brave New World. Ces trois derniers mots sont devenues une formule assez universelle et se passent de traduction.

(suite avec le prochain article)

2 Commentaires sur “Le déclin

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