Changer de statut, c’est une tentation à laquelle j’ai déjà cédé et je ne suis pas le seul interprète ou traducteur à l’avoir fait. Il était une fois des entreprises et des organismes internationaux qui engageaient des traducteurs-interprètes comme salariés sur des contrats permanents (CDI) car le volume de travail pour cette spécialisation le justifiait. Ensuite est venu le rouleau compresseur néolibéral dans les décennies suivant la première crise pétrolière des années 1970. Vers la fin du 20ème siècle et le début du 21ème le processus de sous-traitance s’est accéléré dans ce secteur, comme dans bien d’autres. Pourquoi engager un traducteur-interprète quand on peut y faire recours de façon ponctuelle parmi l’armée de réserve des « indépendants » ? Après tout, ce sont désormais ces derniers qui paient leurs charges sociales, qu’ils aient le statut d’autoentrepreneur ou de profession libérale. À l’instar des artisans, commerçants, agriculteurs, forestiers, marins-pêcheurs et autres catégories de travailleurs non salariés. Non seulement les cotisations sont plus chères pour les indépendants (qui paient désormais deux fois : les charges « patronales » et « ouvrières »), mais ces derniers n’ont aucune garantie sur les prix dans un marché libre et surtout aucune garantie du nombre d’heures de travail. C’est désormais la précarité à tous les étages dans une profession autrefois bien payée et considéré comme prestigieuse. Mais la notoriété des interprètes ne se traduit pas, si je peux dire, dans leurs nouveaux statuts précaires. De temps en temps, comme beaucoup de mes collèges, j’ai spontanément déposé ma candidature à quelques grandes entreprises et surtout à des institutions étatiques ou internationales (Ministère des Affaires étrangères, UNESCO, OCDE, délégation française à l’Union européenne, etc.) mais obtenir un poste de salarié dans ces derniers réduits qui prennent encore des interprètes sur leur liste de paie, c’est comme gagner au loto. Chaque année il y a une nouvelle promotion de jeunes traducteurs-interprètes qui sortent de bonnes écoles, diplôme en poche, et de moins en moins de postes de salariés à pourvoir dans ce secteur.
Un beau matin j’ai reçu un appel d’un client potentiel qui avait trouvé mes coordonnées dans les Pages Jaunes. Il avait besoin de mes services pour une date cette semaine-là, suivi par un jour ou deux la semaine suivante, avec des possibilités ultérieures s’il était satisfait de mes services. Ce genre de demande arrive de temps en temps et elles ne me font pas peur. Je rends toujours un bon service et le client est rassuré. La négociation pour la première journée était un peu ardue, le client étant un tout nouveau entrepreneur qui venait de lancer son activité et il n’avait pas encore une trésorerie très importante. Qu’à cela ne tienne, les barbiers ne rasent pas gratos et les traducteurs-interprètes ne travaillent pas non plus pour une rémunération ne correspondant pas aux prix du marché. Alors il a fini par signer mon bon de commande, j’ai fait ma première journée avec lui, suivi d’une deuxième, suivi d’une troisième.
En effet, le bureau loué par cet entrepreneur était tout neuf et il n’avait pas encore de personnel salarié. Son activité commercial se faisait par internet et les infrastructures étaient on ne peut plus modeste (poste de travail, ordinateur, ligne téléphonique, fax, quelques fournitures de bureau, etc.). Toute entreprise commence ainsi, pour ensuite réussir… ou pas. Compte tenu qu’il échangeait avec des partenaires à l’international et que sa maîtrise des langues étrangères était sommaire, il avait besoin d’un collaborateur polyglotte. Alors la semaine suivante, après plusieurs jours de travail sporadique (chaque journée correspondant à un bon de commande séparé) je lui ai dit : « Stop ! On arrêt les frais. Vous avez besoin de mes services et pour longtemps. Alors je ne vais pas passer une heure chaque jour pour rédiger un nouveau bon de commande et en négocier les termes avec vous. Vous m’engagez comme salarié et on travaille ensemble dans la durée. »
Il était dubitatif, prétextant « Je ne sais même pas rédiger un contrat de travail ». Sans savoir qu’il parlait à un ancien salarié et un ancien syndicaliste. Dans une vie antérieure, dans mon pays d’origine comme en France, j’ai travaillé comme salarié et j’ai même fait du syndicalisme. Alors il est tombé sur un os. J’ai répondu « Pas de problème, moi, je sais en rédiger un ». Je suis arrivé le lendemain avec un contrat de travail en bonne et due forme, un texte contractuel en conformité avec le Code du Travail et avec la convention collective pour ce secteur d’activité. Reste à s’entendre sur les termes (salaire, horaires, congés, etc.). La proposition que j’ai rédigée m’était favorable car j’ai mis la barre haute et à mon avantage. Quitte à réduire mes prétentions au fur et à mesure des discussions. C’est le principe même de la négociation. Au final, Monsieur a eu froid aux yeux et ne m’a jamais engagé comme salarié. J’ai encore travaillé pour lui de façon sporadique dans les semaines et les mois suivants, chaque fois avec un bon de commande valable pour un jour ou deux quand il avant besoin de mes services. Puis je n’ai jamais eu de ses nouvelles par la suite. J’ignore s’il a continué avec sa toute jeune entreprise ou s’il a fini par déposer le bilan.
(suite avec le prochain article)