La conférence a réuni plusieurs partenaires africains et européens pour l’agrandissement du port de Lomé, avec l’ambition de le transformer en une plaque tournante pour le transport maritime en Afrique de l’Ouest. Si c’est pour le développement économique, pourquoi pas ? Seulement un des acteurs principaux de ce projet n’était nul autre que Vincent Bolloré, homme d’affaires français bien connu qui a des intérêts un peu partout, que ce soit en France ou en Afrique francophone. Côté technique, pas de problème pour mon collègue et moi. C’était une conférence dans le domaine économique – touchant également des questions politiques – comme on en fait à longueur d’année. Rien de spécial pour nous.
À un moment donné un émissaire de Faure Gnassingbé (le chef de l’État) nous a donné le texte d’un discours que le Président de la République devait prononcer à la conférence. C’est toujours bien d’avoir les discours à l’avance (quand ils sont écrits) pour prendre connaissance du contenu bien qu’habituellement on ne se colle pas au texte pour assurer l’interprétariat. Outre des noms propres ou des chiffres, qu’il est toujours bien d’avoir devant soi pour ne pas se tromper, on traduit oralement selon les phrases effectivement prononcées par l’intervenant, pas à partir d’un texte écrit. L’orateur peut toujours s’écarter d’un texte. Alors on a jeté un regard distrait sur le texte du discours, qui ne contenait rien de spécial (pas de noms propres qu’on ne connaissait pas déjà, pas de colonnes de chiffres). On jetait un coup d’œil à ce discours de temps en temps au cours de la journée mais Monsieur le Président ne s’est jamais présenté, alors on s’est dit qu’il avait changé d’avis. A la fin de la conférence dans l’après-midi on a laissé le texte dans nos papiers sans le prendre avec nous à l’hôtel. Puis à la sortie de la salle un des responsables est venu nous voir avec nonchalance pour nous inviter à une petite soirée… si on voulait bien venir. Rien d’obligatoire. Monsieur le Président organise une réception dans les jardins de l’hôtel où sont hébergés les interprètes et les dignitaires étrangers. Puis il a rajouté que si on voulait bien venir, nul besoin d’être vêtu comme nous l’étions pour la conférence. L’éternel costume cravate, de mise au Palais présidentiel, n’était pas nécessaire pour la soirée, qui se voulait conviviale et décontractée. Message reçu 5 sur 5.
Mon collègue et moi, nous avons hésité jusqu’à la dernière minute avant de savoir si nous allions à la soirée ou non. On est souvent lasse des réceptions officielles, ennuyantes, protocolaires où il faut se « tenir » quand même devant les autres convives car on est considérés comme faisant partie de l’organisation de l’événement, même si ce n’est pas le cas. On préfère souvent se retrouver entre nous au restaurant pour dîner tranquillement, faire le point sur le travail qui nous reste à faire pour la mission ou tout simplement se raconter des blagues et se détendre loin des yeux des dignitaires un peu coincés, assis pour écouter les remerciements des uns et des autres. Mais bon, on n’avait rien d’autre à faire et après tout, ce n’est pas tous les jours qu’on voyage en Afrique pour le travail. Puisque notre présence n’était pas obligatoire, on pouvait toujours partir à tout moment si on s’ennuyait ou si la cérémonie trainait en longueur tard dans la soirée. Alors on a laissé nos cravates et nos blasons dans notre chambre d’hôtel et on s’est présenté dans les jardins. Au final on ne l’a pas regretté. En attendant la venue de Monsieur le Président il y avait des boissons fraîches offertes gratuitement, de la musique africaine et un spectacle de danses togolaises traditionnelles exécutées par de belles jeunes togolaises qui avaient visiblement beaucoup de talent. On a apprécié la soirée et on était contents d’être en Afrique. Ca change des salles de réunions mornes dans les entreprises parisiennes.
Puis tout d’un coup un officiel est venu nous voir demandant un volontaire. Il avait besoin d’un interprète – un seul – pour traduire un petit discours. Tout d’un coup on regrettait un peu d’être venu car on ne pensait pas être réquisitionné. À la conférence on faisait de l’interprétariat simultané, à tour de rôle. Ce soir il s’agit de l’interprétariat consécutif alors un seul interprète suffisait effectivement. Mais c’était trop tard pour dire qu’on n’était pas en service et donc pas disponible. On préfère toujours la formule simultané, plus facile que le consécutif. Mon collègue me regarde et puisque j’étais assez en forme et pas trop peureux j’ai accepté de bonne grâce de le faire cette fois-ci. Alors l’officiel m’a amené dans une salle au rez-de-chaussée avec une porte qui donne accès aux jardins de l’hôtel. J’étais à la fois un peu surpris et effrayé de constater ce que j’ai vu à l’intérieur.
C’était une immense salle à manger avec des tables bien garnies de victuailles, un régiment de serveurs qui étaient aux petits soins des convives et une tribune qui trônait à l’avant de la salle. On m’a assis en plein milieu de la tribune avec les noms des personnes écrits à côté de chaque place. J’ai vu que j’étais placé à côté de… Son Excellence Faure Gnassingbé ! On n’avait plus le texte de son discours, qui était dans nos papiers au Palais présidentiel, désormais inaccessible. Mon collègue s’est assis dans la salle et j’aurais bien voulu changer de place avec lui mais c’était bien trop tard. Je n’avais pas mon carnet vierge avec moi (que j’utilise pour l’interprétariat consécutif afin de prendre des notes au fur et à mesure) mais l’officiel qui m’a placé à la tribune m’a dit que ce n’était pas un problème. Il est allé me chercher un bloc notes vierge. Et voilà, Monsieur le Président se présente, salué par la foule, mitraillé par les caméras de la presse togolaise et étrangère et a commencé à prononcer son fameux discours. Ce n’était pas un travail particulièrement difficile et je l’ai fait sans embûches, sauf pour mon habillement. Monsieur le Président était dans sa tenue cérémoniale, les autres dignitaires tous en costume cravate et moi – à côté du chef de l’État – dans une simple chemise, sans cravate. Cela avait l’air d’une certaine insolence de ma part.
Les caméras de télévision et les journalistes n’étaient pas dans la salle juste pour le décor. Le lendemain, le discours de Monsieur le Président était retransmis à la télévision nationale où tous les téléspectateurs on pu voir Faure Gnassingbé parler du développement économique du pays aux côtés d’un inconnu à la peau blanche et aux cheveux roux (pas exactement le profil du Togolais type) qui traduisait son discours en anglais pour les Ghanéens, les Sud-africains et les autres anglophones présents dans la salle. Outre l’apparence d’une certaine insolence de ma part, la présence de ma personne à la télévision nationale aux côtés du chef de l’État aurait pu être vue comme un soutien de ma part à la politique présidentielle et à son régime. Certes, personne ne me connaît au Togo mais voir un Français dans cette posture est immédiatement interprété comme un soutien – voire une ingérence – de Paris dans la politique intérieure de ce petit pays de la Franceafrique. J’aurais préféré être ailleurs ce soir-là mais c’était bien trop tard pour faire machine arrière. J’avais quelques sueurs froides à y penser. Ce qu’on appelle mouiller sa chemise.
(suite avec le prochain article)