À la veille du 21ème siècle, un jour d’automne en 1999, j’ai fait un exploit hors normes dans le cadre de mon activité professionnelle. Ce n’était pas au cours de ma mission d’interprétariat proprement dit mais sur les lieux de la mission, juste avant que celle-ci ne commence. C’était au Parc des Expositions de Paris Nord II à Villepinte, lieu de maints salons professionnels. Celui-ci était dans le domaine du vêtement, plus particulièrement de la mode et de la haute couture, un secteur dans lequel la France a toujours voulu maintenir un certain profil international. Ce n’était pas la première fois que j’avais travaillé dans ce pavillon du parc des expositions – plutôt éloigné du RER – et je connaissais parfaitement le trajet. À la sortie du train il y avait une certaine distance à faire le long d’un chemin boisé que l’on peut prendre sans être embêté par la circulation automobile. Il est muni d’une voie pour piétons et d’une piste cyclable, boisé de surcroît pour une très belle promenade. Seulement, Météo France annonçait les risques de pluies ce matin-là. Il n’empêche, j’ai décidé de sortir mon vélo pour l’occasion et je l’ai apporté avec moi dans le RER. Une fois à Villepinte, après avoir donné à peine quelques coups de pédale, la pluie commençait à tomber. Heureusement j’étais prévoyant. Je me suis mis en-dessous d’un arbre avant que la précipitation ne devienne très forte, j’ai enlevé un carton enveloppé d’un sac plastique sur le porte-bagages et j’ai sortie l’artillerie lourde : imperméable, pantalon plastique et une paire de « claques » achetées au Canada. Populaires au pays de la feuille d’érable, les claques sont quasiment inconnues en France. Il s’agit de bottes imperméables que l’on met par-dessus ses chaussures. Une fois protégé par tout cette équipement spécialisé, j’ai remis le carton vide sur le porte-bagages, je suis remonté sur ma selle et j’ai pédalé tranquillement sous une pluie battante jusqu’au pavillon. Pas de panique, j’étais dans les temps.
Devant la porte d’entrée du pavillon personne ne m’a remarqué. Tout le monde était en train de courir, parapluie à la main, entre leur voiture (ou l’arrêt de bus) et le bâtiment où ils pouvaient se réfugier de la pluie. Après avoir attaché mon vélo à un poteau j’ai tranquillement marché vers la porte d’entrée, avec mon sac en bandoulière qui contenait toute ma documentation pour cette mission. J’ai transporté ce sac sur le porte-bagage, protégé par une enveloppe en plastique. Il était parfaitement sec. Dès que j’ai franchi la porte d’entrée je me suis fait remarquer. Pendant que les uns et les autres refermaient leurs parapluies, j’ai marché tout droit comme si de rien n’était vers l’estrade où le défilé de mode aurait lieu. Malheureusement il n’y avait pas « d’entrée d’artistes » par une quelconque porte en arrière à l’abri des regards indiscrets. J’étais obligé de passer devant la scène pour accéder à la cabine des interprètes, là où je devais disparaître discrètement pour ne plus être vu pendant le déroulement de l’événement. Les couturiers, la directrice artistique et les mannequins – de belles jeunes femmes habillées, maquillées et coiffées impeccablement – ont assisté médusées au spectacle de mon passage, dégoulinant d’eau de pluie. Dans ma combinaison cycliste anti-pluie j’avais l’air d’un canard mouillé tout juste sorti de la marre, laissant dans mes traces des petites flaques d’eau avec chaque pas franchi. Les mannequins me regardaient incrédules, puis se regardaient les unes aux autres, se demandant bien de ce que faisait cette étrange créature passant devant leur lieu de faste et de mode.
Une fois derrière la scène j’ai monté une série d’escaliers pour accéder à la cabine sonorisée, installée en mezzanine, cachée des regards du public. Tel Clark Kent qui se moue en Superman dans une cabine téléphonique, j’ai enlevé les diverses couches de vêtements imperméables, retrouvant mon allure habituelle pour une mission d’interprétariat : costume cravate propre, sec et pressé. J’ai trouvé une petite glace que j’ai pu utiliser comme miroir pour me coiffer les cheveux après avoir enlevé ma capuche d’imperméable et mon bonnet de laine. Mon collègue n’était pas encore arrivé et il y avait du temps avant le début de la mission. Les organisateurs servaient du café et des viennoiseries aux visiteurs. Ainsi, je me suis permis de sortir de la cabine, de descendre les escaliers et de réapparaître devant la table du petit déj parmi les autres convives. Personne n’a vu d’où je sortais et certains m’ont demandé avec beaucoup de bienveillance qui j’étais (organisateur ? couturier ? journaliste ? invité de marque ?). Mais j’ai pu entendre des bruits de conversation mondaine parmi les dames et messieurs tirés à quatre épingles : « Avez-vous vu ce drôle de oiseau tout mouillé qui a traversé la salle ? Qui est-il ? Qu’est-ce qu’il fait ici ? ». C’était marrant et je n’ai pas pu me retenir avec des faux airs, prétendant que je ne l’avais pas vu. Je me suis présenté comme interprète pour l’événement et j’ai dit que ce drôle de oiseau, c’était moi. Je suis tout simplement arrivé en vélo et je me suis changé dans ma cabine sonorisée comme les mannequins, elles, se sont changées dans leurs cabines d’essayages. J’ai dégusté mon café et croissant avec beaucoup de plaisir avant de saluer tout ce beau monde et disparaître derrière la scène pour remonter vers ma cabine. Pour un défilé de la mode, ça paraissait un peu gonflé de ma part mais je n’y étais pour rien. Ce n’est pas moi qui ai commandé la pluie ce jour-là.
(suite avec le prochain article)