Cravate rouge ou Gilet jaune ? (2)

(Suite : une envie de café au rond point des Champs-Élysées)

En mettent la main au porte monnaie, j’ai subitement pris peur. Ce qui devait arriver arriva : j’ai pu retirer quelques pièces jaunes mais qui ne faisaient pas tout à fait la somme de 50 centimes. Car j’avais presque vidé ma poche au profit d’un SDF croisé sur les Champs-Élysées quelques minutes auparavant. Alors à mon tour je n’avais pas d’autre choix que faire le mendiant dans ce haut lieu de la République en demandant à Madame la Directrice si elle n’avait pas 10 centimes à me passer. Quelle humiliation ! On ouvrait tous les deux nos portes monnaies comme si on était, nous aussi, fauchés par la crise. Mais un employé du Petit Palais est venu à la rescousse. Arrivé de nulle part pour prendre un café, il a répondu à une demande inhabituelle de sa patronne en acceptant de lui prêter 10 centimes. C’était digne d’une pièce de théâtre comique ! L’employé souriait à cette scène improbable. J’espérais que cela l’aiderait dans son entretien professionnel annuel et que son geste de générosité lui vaudrait une augmentation de prime ou de salaire. J’ai pu enfin avaler un « café » au goût de jus de chaussettes avant de reprendre du service en haut avec les gens de la haute société.

M. Christophe Girard, adjoint au Maire de Paris chargé de la Culture, est venu me voir pour me féliciter de ma prestation devant les fontaines au rond point. Il a démissionné de son poste l’année suivante suite aux pressions des féministes et des élus verts. M. Girard était soupçonné d’avoir apporter son soutien au sulfureux écrivain Gabriel Matzneff, apologiste de viols sur mineures, avant d’être lui-même accusé d’avoir commis des abus sexuels. Et l’adjoint chargé de la Culture – qui n’avait pas encore tombé en disgrâce – m’a aussitôt confié que certaines personnes dans la salle se demandaient qui j’étais, habillé comme ça. J’étais vêtu de « l’uniforme » protocolaire pour les missions d’interprétariat : costume cravate, chaussures cirées et coiffure impeccable. Seulement, avec mon blason et pantalon couleur marron, je portais une chemise jaune, couleur qui va bien avec celle de mes cheveux. Certains se demandaient si je n’étais pas un Gilet jaune ! J’ai eu le plaisir d’assurer à Monsieur le Maire adjoint – membre du Parti socialiste – que oui, en dehors de mon activité professionnelle, je suis bien un Gilet jaune et que j’ai battu le pavé parisien sur les Champs-Élysées dans des manifestations. Quand il m’a demandé – en plaisantant – si je n’avais pas participé à des violences, j’ai répondu que c’est Macron et sa politique qui sont violents, non pas les Gilets jaunes qui n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois. Il a acquiescé.

Après un autre mot de bienvenue de Madame la Maire, la parole était à l’ambassadeur du Qatar. J’avais le redoutable honneur de traduire ses propos pour les autres mécènes réunis, tout en sachant qu’il y avait à ce moment-là plusieurs véhicules de combat français équipés d’un système d’artillerie dans une base militaire installée au Qatar. Outre le Koweït et les Émirats Arabes Unis, le Qatar et l’Arabie Saoudite – qui mènent tous les deux une salle guerre contre le Yemen – sont désormais parmi les meilleurs clients de la France. À un premier accord pour l’achat de 490 véhicules de combat blindés français, le Qatar venait d’acheter 12 Rafales de plus (de notre ami Dassault), sans parler des 24 exemplaires déjà commandés en 2015. Pendant son discours, Monsieur l’Ambassadeur a dit que l’amitié franco-qatarie est renforcée par nos valeurs communes de liberté, d’égalité, de fraternité, de justice et de droits de l’homme, assurant ainsi la paix et la sécurité au Moyen-Orient. Il ne faut surtout pas le dire aux Yéménites, qui apprécieraient. Ils sont actuellement bombardés par des Rafales français, pilotés par des militaires saoudiens. Ces derniers ont souvent été soutenus au sol par des fantassins qataris. J’ai failli m’étouffer en interprétant son discours. Les monarchies obscurantistes du Golfe ne sont pas particulièrement connues pour leur défense de la paix et des droits de l’homme. Surtout qu’au Qatar, quand une femme est violée, elle est systématiquement accusée d’adultère et très souvent condamnée à une peine de prison pour sa « faute », quand ce n’est pas des coups de fouet. Son agresseur est rarement inquiété et si jamais il se trouve devant un tribunal, il s’en tire invariablement d’une peine moins lourde que celle de sa victime. On peut multiplier ce genre d’exemples de la vie quotidienne au Qatar pour les femmes, la minorité chi’ite ou les travailleurs étrangers. Mais les propos « pacifistes » et « démocratiques » de Monsieur l’Ambassadeur en disait long sur les compromissions françaises, d’Emmanuel Macron en passant par la ministre des Armées jusqu’à Madame la Maire Anne Hidalgo. Avec un aussi bon client, accepter quelques millions de plus pour financer une fontaine d’agrément, c’est la moindre des politesses entre bons amis, n’est-ce pas ?

Le prochain intervenant était Laurent Dassault, fils survivant du fondateur de Dassault Aviation, fabricant des Rafales. Même si la France est encore un État de droit – un peu plus respectable en la matière que les régimes autoritaires du Golfe – les partenaires du commerce des armes ne connaissent qu’une seule patrie : la guerre et les bénéfices que cela peut leur procurer. Et pendant tout le reste de la soirée on a eu droit à d’autres platitudes comme celles entendues de la bouche du représentant de la famille Dassault. Pour parler ad nauseam de la culture, de Paris et de la beauté des fontaines du Rond Point des Champs-Élysées. Même le bruit des Rafales ne saurait rendre inaudibles de tels discours lénifiants.

Les interprètes sont chargés de traduire oralement des discours, pas de les commenter. Ainsi, on finit par avaler bien des couleuvres. Il nous arrive parfois d’avaler également de bons repas gastronomiques, surtout quand les hôtes français veulent impressionner leurs invités étrangers. Mais pas ce soir-là. Pendant que les uns mangeaient et buvaient à une bonne table, je n’avais droit que de regarder et d’interpréter de temps en temps quand un des convives prenait le micro pour dire quelques mots. Ce n’est que très tard, vers la fin de la soirée, qu’un des serveurs était autorisé à m’apporter… un plateau froid, plutôt frugal, sur une petite table à part. J’étais assis loin du gratin parisien et de leurs invités étrangers, qui étaient placés à des tables réservées d’avance pour des gens de leur rang. Manger un repas froid tout seul dans un coin était mieux que de rentrer à la maison le ventre creux mais c’était à l’image du traitement que les grands de ce monde réservent à ceux qu’ils considèrent être leurs serviteurs : les petits mains qui font en sorte que leurs agapes se passent bien, toujours en bonne compagnie, loin de leurs détracteurs.

(suite avec le prochain article)