Un jour de printemps 1996 j’ai fait un déplacement assez matinal dans un village du Val d’Oise au nord de Paris. Une entreprise qui a son siège dans la capitale a préféré une salle de réunion adossée à un restaurant dans un établissement quatre étoiles, le tout dans un décor champêtre, pour son assemblée générale annuelle d’actionnaires. C’est plus bucolique que la circulation parisienne à l’heure de pointe mais pour arriver sur place à 8h30 il fallait que je me lève de bonne heure. Surtout que je n’ai pas de voiture. Et qu’il n’y a pas de gare dans le village en question. Alors c’était métro, RER, bus… un trajet interminable. À ma descente du train j’ai regardé ma montre et j’ai balisé car le bus tardait à venir. Alors quand j’ai vu un taxi s’approcher de la gare, je n’ai pas hésité. J’ai donné l’adresse au chauffeur et je me suis laissé transporter – pour un prix – mais avec la tranquillité d’esprit de ne pas être en retard. Souvent, en pareilles circonstances, l’entreprise accepte de prendre en charge une nuitée d’hôtel pour les interprètes, surtout quand la réunion se déroule dans un établissement hôtelier. Ainsi, les interprètes sont bien reposés, pas stressés par des retards éventuels dans les bouchons sur l’autoroute ou des retards des transports publics et ils peuvent se lever à une heure raisonnable sur site, plutôt que de se réveiller avant l’aube pour faire le trajet à partir de Paris. Après tout, pour le prix d’une nuitée d’hôtel… L’entreprise a bien voulu louer une salle dans un établissement quatre étoiles dans un cadre champêtre pour ses actionnaires, ça fait partie des frais généraux de la société. Mais rajouter à la facture le prix d’une nuitée d’hôtel, cela aurait sans doute eu pour effet de grever quelque peu les dividendes de ceux qui détiennent le capital de l’entreprise. C’est quand même beaucoup demander.
En tout cas, mon collègue Tim – qui habite dans la banlieue est – et moi, nous sommes bien arrivés à l’heure par nos propres moyens, ce qui était déjà un exploit. Le patron nous a donné ample documentation, y compris le rapport financier annuel, qui est d’une aide précieuse. Car lorsque le Directeur financier et le commissaire aux comptes livrent leur rapport plein de chiffres, ça aide singulièrement d’avoir les colonnes de chiffres devant soi dans la cabine d’interprètes. La mission était plutôt routinière pour ce genre de rencontre : des discours ronronnants de la direction, des présentations des chefs de service avec diapositifs projetés sur grand écran, suivi par des rapports financiers plus détaillés. Je venais de finir mon tour d’une demi-heure au micro, que j’ai tranquillement tendu à mon collègue. Il a aussitôt pris le relais.
À peine une minute plus tard j’ai senti mon nez couler, ce qui était bizarre car je n’étais pas enrhumé. J’ai machinalement sorti un mouchoir de ma poche pour le porter à mon visage et à ma totale surprise le tissu abordait une vive couleur rouge. Je saignais du nez ! Pourquoi ? Mystère. Toujours est-il j’avais peur de salir mon costume cravate. Cela ferait un autre tour chez le nettoyeur et les taches de sang, ce n’est pas toujours évident à enlever. Heureusement il n’en était rien : pas une seule tache sur mon blason, ni sur ma chemise, ni sur ma cravate et c’était tant mieux ainsi. J’ai donc tout de suite enlevé mon blason, je l’ai mis sur la chaise, je me suis allongé par terre, tenant le mouchoir sur mes narines. Avec l’autre main j’ai pincé le pont du nez entre le pouce et l’index, appuyant avec une légère pression pour essayer d’arrêter le saignement.
Toujours en train d’interpréter, mon collègue s’est retourné et m’a vu prosterné par terre et tenant un mouchoir rouge de sang. Il a un peu paniqué, coupant le micro et demandant qu’est-ce qui s’est passé et s’il devait appeler un médecin. Je lui ai fait un signe de la main qu’il n’en était pas question et de continuer à interpréter. En tout cas, j’ai bien profité de mon temps de pause pour colmater le saignement, qui, heureusement, était léger.
On a pu discuter pendant la pause café. Toujours sans comprendre pourquoi il y avait une effusion de sang dans la cabine, mon collègue m’a posé des questions sur comment je me sentais, sur mon état de santé général et sur le pourquoi de cet incident médical inattendu. J’ai dit qu’il n’y avait rien qui pouvait présager un tel phénomène, avant de lâcher une information qui m’a paru complètement anodine. Quelques jours auparavant j’avais effectivement subi une intervention chirurgicale dans la région nasale pour une sinusite chronique dont je souffre depuis des années. Suivi par un spécialiste ORL, je le soigne avec un traitement médicamenteux mais mon médecin a décidé de passer à la vitesse supérieure et m’a envoyé au bloc opératoire pour un nettoyage complet sous anesthésie générale. Rien de trop grave, mais c’est de la chirurgie quand même et comme on le sait, il n’y a pas d’acte médical sans risque et parfois sans effet secondaire.
Avec l’esprit d’escalier qui est le mien je n’avais pas spontanément fait le lien entre mon passage à la clinique et mon passage à la cabine d’interprètes. Mais sous l’interrogatoire bienveillant de mon collègue, il nous a paru que ceci expliquait bien cela. Il faut dire à ma défense que mon esprit d’escalier n’est pas la seule cause de ce manque de lien de cause à effet. Car mon médecin ne m’a rien dit. Ni qu’il y avait un quelconque risque de saignement les jours suivant l’opération, ni une période de convalescence équivalent à un arrêt de travail sanitaire. Juste quelques conseils : passer une semaine tranquille, ne pas me lancer dans des travaux physiques lourds, ni faire des sports avec risques de blessures (arts martiaux, sports d’équipe, etc.). C’est vrai qu’il m’a demandé si j’avais besoin d’une attestation médicale pour mon employeur. Mais je lui ai dit que je n’ai pas d’employeur, que je suis à mon compte et que mon travail consiste à taper sur le clavier d’un ordinateur et éventuellement de parler dans un micro. Il a donc rangé son carnet d’attestations, disant que tout allait bien.
Je lui en voulais quand même de ne pas m’avoir prévenu qu’il y avait un risque de saignement. Alors je l’ai appelé le lendemain pour me plaindre de son insouciance envers un patient. Sa réponse ? « Mais M. Wagman, les risques de saignement après une opération ORL, tout le monde le sait ! ». J’avais déjà entendu ça ailleurs. Dans un tout autre incident quelques temps auparavant, un agent du Trésor Public m’a déjà dit au sujet de la date boutoir pour soumettre sa déclaration d’impôts : « Mais M. Wagman, tout le monde le sait ! ». Pour les toubibs, tout le monde sait les risques liés à un acte médical. Pour les percepteurs d’impôts, tout le monde sait à quelle date il faut déposer telle déclaration. Pour les agents de la SNCF tout le monde sait les horaires des trains et pour les avocats, tout le monde connaît la loi car nul n’est sensé l’ignorer. L’inconvénient, c’est que tout le monde n’en sait strictement rien. Certains professionnels ont tendance à faire ce que les psychologues appellent de la « projection » : ils imaginent que les autres sont dans leur peau et connaissant leur vie et leur métier. En tout cas, cette fois-ci, il n’y avait pas de drame. Pas de rechute, ni de saignement abondant, ni interruption de la mission d’interprétariat, ni même de tache de sang sur mon blason. Mais cela aurait pu ne pas se passer ainsi. Voilà pour ce que « tout le monde sait » par rapport à la profession des uns et des autres.
(suite avec le prochain article)
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