Un mois d’octobre en 2007 je me suis rendu à Sotteville-les-Rouen, dans la banlieue de la capitale normande. C’était pour une visite industrielle à l’usine Alcatel-Lucent à l’intention des journalistes, de quelques élus et d’autres notables locaux. Le but de la visite était de faire parler d’un projet d’investissement pour l’agrandissement de l’usine, avec la participation financière d’un groupe britannique. Mais pas seulement. L’entreprise a également bénéficié d’un certain nombre d’exonérations fiscales et sociales accordées par les pouvoirs publics, sensées inciter les dirigeants à créer des emplois. Bon placement ou gaspillage de fonds publics au profit d’actionnaires qui n’en avaient pas vraiment besoin ? Un vaste débat, qui s’est étalé dans la presse à propos de ce projet comme à propos de bien d’autres.
En tout cas, les emplois supplémentaires créés étaient les bienvenus en cette période de chômage structurel qui frappe l’économie française. Outre la visite d’usine elle-même, j’ai également eu le droit d’interpréter pour un reportage sur le projet, diffusé en direct à la télévision sur France 3 Normandie. D’entrée, dans les ateliers, le casque de protection était de mise pour tout le monde, bien qu’on ait évité le rituel de chaussures de sécurité. Cette fois-ci la mission ne consistait pas à mettre les mains dans le cambouis avec les ingénieurs, techniciens et autres ouvriers sur les machines elle-même. Ce n’était qu’une visite de courtoisie pour avoir une vue d’ensemble de l’usine. Tout comme les élus et autres notables de cette visite, j’ai enfilé mon costume cravate pour l’occasion. Vers la fin de la matinée j’ai ressentie une drôle de sensation à mon pied gauche, comme si je traînais quelque chose par terre. En regardant mes pompes je n’en revenais pas : la semelle du soulier se détachait peu à peu de la chaussure, rendant mes déplacements de plus en plus délicats (je ne voulais surtout pas que cela paraissent et que d’autres s’en aperçoivent). Heureusement on allait bientôt prendre la pause pour le déjeuner.
D’habitude, les déjeuners d’affaires sont de véritables rituels où l’interprète s’assoit à côté des invités étrangers. Voulant faire bonne impression aux visiteurs qui viennent d’autres pays, les hôtes français essaient invariablement de montrer un aspect de la France qui fait la renommé de notre pays : la gastronomie. Une bonne table, un repas en trois services, le bon vin pour accompagner le plat de résistance, un dessert sucré à faire envier le plus grand des gourmands (et à faire roupiller plus d’un participant pendant la digestion, lors de la séance de l’après-midi). Autant l’entreprise voulait faire bonne impression pour cette visite protocolaire, autant les circonstances ne s’y prêtaient pas pour le déjeuner. Certes il y a la cantine où les salariés mangent tous les jours, mais avec les plateaux repas que l’on remplie au « self », puis assis aux tables avec les ouvriers de tel atelier ou tel autre, ça ne fait pas très chic. Les cadres supérieurs déjeunent souvent dans de bons restaurants… à l’extérieur des murs. Il y a des restos de haut de gamme dans l’agglomération où les dirigeants de l’entreprise ont pris leurs habitudes. Mais compte tenu des contraintes de temps, ce n’était pas pratique. La visite devait terminer à une heure précise dans l’après-midi pour permettre le début des travaux de préparation dans une partie de l’usine dans le cadre du projet, l’équipe de journalistes était sur place pour un temps limité et les autres notables (élus, diverses personnalités) avaient d’autres choses à faire et ne pouvaient pas y passer toute la journée non plus. Alors à la bonne franquette, les responsables ont réservé une salle de conférence dans les bureaux administratifs adossés à l’usine et ont fait venir des plateaux repas de qualité d’un des meilleurs traiteurs de Rouen. On m’a invité aux agapes, même si ma présence n’était pas indispensable pour l’interprétariat. J’ai gracieusement décliné l’offre, remerciant le PDG de son hospitalité.
J’ai dit que j’irais faire un tour et que je serais de retour à l’heure prévue pour la séance de l’après-midi. Monsieur le PDG pensait sans doute que je suis venu – comme lui – en voiture, pensant que j’étais un interprète local habitant Rouen. Il ne soupçonnait pas que j’étais parti de Paris de bonne heure le matin, arrivant de la gare SNCF de Rouen Rive Droite en taxi. Justement, pendant le trajet en taxi de la gare, j’ai pu apprécier la zone industrielle qui sépare le centre ville de cette banlieue ouvrière, avec ses paysages typiques : autoroute, usines, le tout entrecoupé ici et là par certains centres commerciaux et grands enseignes, avec d’amples terrains de stationnement pouvant accueillir les automobilistes venant de Rouen, de la banlieue et des villages aux alentours. Comme par hasard, une de ces grands enseignes était la Halle aux Chaussures. Je l’ai remarqué en particulier car c’était le tout dernier bâtiment dans la zone avant d’arriver à l’entreprise où je devais effectuer ma mission. Banco ! Dès que la troupe de visiteurs de prestige ont suivi son hôte vers les bureaux administratifs, j’ai pris la direction contraire, je suis sorti de l’entreprise, j’ai traversé la route et fait quelques petites minutes de marche – de plus en plus boiteuse avec ma chaussure gauche qui se décollait au fur et à mesure – puis en deux temps, trois mouvements j’étais à l’intérieur du temple français des chaussures à bon marché. Je me suis contenté d’annoncer ma pointure au vendeur qui est venu me voir, disant qu’il me fallait une paire de chaussures noires, toute simple.
J’ai pris mes clics et mes claques et je suis sorti de là, pompes neuves aux pieds, de la même couleur et du même style que les autres. Puis j’ai marché tout droit – aisément cette fois-ci – jusqu’à l’entreprise où j’ai rejoint les invités en train de finir leur repas dans la salle de conférence. Je suis même arrivé à temps pour prendre un café avant de reprendre mon service d’interprète dans les ateliers d’à côté. Personne ne s’est plaint de mon absence car cette fois-ci l’heure du repas n’était pas considérée comme faisant partie de la mission en tant que telle. Même si je n’avais rien avalé, ce n’est pas la fin du monde de manquer un repas de temps en temps. Et personne n’a remarqué que je chaussais une paire de souliers différente de celle que je portais en arrivant dans la matinée. Un changement de chemise ou de blason, ça se remarque. Des souliers neufs mais du même style et de la même couleur que les autres… Qui regarde les pieds de quelqu’un ?
Rien n’est éternel, même pas une paire de chaussures. Qu’une semelle commence à se décoller de ses souliers, ça peut arriver dans la vie. Mais en pleine mission d’interprétariat ? Du jamais vu ! En tout cas, cette fois-ci j’ai eu du bol. Avec un magasin de la Halle aux Chaussures presqu’en face de l’usine où je travaillais ce jour-là, c’était invraisemblable. J’ai survécu à cette épreuve qui aurait pu être embarrassante, même si ce n’était pas une situation gravissime. Devant un interprète, on écoute ses paroles, on regarde les mouvements de sa bouche et les gesticulations de ses mains. Mais qui regarde les pieds ?
(suite avec le prochain article)