D’un siècle à l’autre

Le monde change et le métier de traducteur-interprète, lui aussi, change. Puisque indispensables pour faciliter la « communication sans frontières », les interprètes sont respectés depuis toujours et leur métier est considéré comme prestigieux. Un peu moins que le métier de médecin, d’avocat, de pilote de ligne, de scientifique, de professeur universitaire ou d’autres intellectuels de haut niveau, mais plutôt prestigieux quand même. La grande différence est le salaire. Les gens qui exercent les métiers prestigieux qui paraissent sur la petite liste ci-dessus sont parmi les mieux payés, tandis que bon nombre d’interprètes – et surtout de traducteurs – ont des revenus plus proches des ceux des chauffeurs de taxi, des femmes de ménage ou des livreurs de pizza en vélo. Incroyable mais vrai, et ça ne va pas en s’arrangeant.

Dans le bon vieux temps, à l’époque de mes parents et de mes grands-parents, un certain nombre d’entreprises d’envergure avaient parmi leur personnel salarié des traducteurs, engagés avec des contrats de travail stables, des postes permanents à temps plein. Ces personnes avaient des salaires parfois supérieurs à ceux d’un expert comptable, d’une secrétaire de direction ou d’un cadre moyen. Au fil des années ces postes ont été supprimés, les uns après des autres, pour ne subsister aujourd’hui qu’à la portion congrue dans quelques multinationales. L’armée de réserve des traducteurs a été transformée en une masse de professionnels libéraux, d’autoentrepreneurs et d’autres travailleurs indépendants oeuvrant à partir de chez eux. Disons-le autrement. À l’aube du 20ème siècle, l’industrie du textile et du vêtement disposait d’immenses usines qui étaient parfois l’unique employeur dans des petites villes industrielles. Mais pour approvisionner leurs lignes de production elles étaient fournies par d’une masse invisible de femmes derrière leurs machines à coude à la maison, payées à la pièce. Ces dernières assuraient une production artisanale entre le ménage, la cuisine, les couches des bébés et autres tâches domestiques. Pendant leurs heures « libres » elles faisaient la couture pour les fabriques de textile et de vêtements, payées quelques centimes la pièce. Des cochers faisaient ensuite le tour des maisons des villes et villages en question, ramassant la production de porte à porte pour la transporter dans des charrettes, tirées par des chevaux, jusqu’à l’usine qui pratiquaient cette forme de sous-traitance.

Un siècle plus tard, au début du 21ème, fini les traducteurs salariés travaillant à leurs postes au sein des entreprises. Maintenant ces derniers sont chez eux, rédigeant leurs traductions sur des ordinateurs portables dans une pièce dédiée à la maison, quand ce n’est pas sur un coin de table dans la cuisine ou dans le salon. Et ce n’est pas le donneur d’ordre (les entreprises) qui met à disposition ordinateurs, fournitures de bureau, dictionnaires et connexion internet. Et encore moins les charges sociales (cotisations pour la caisse de retraite, l’assurance-maladie et d’autres plans de prévoyance). Ce sont les traducteurs « indépendants » qui paient de leur poche leur propre équipement et leurs propres charges sociales. Nul besoin d’un cocher pour ramasser la production dans des charrettes tirées par des chevaux. Ni même la location de véhicules avec chauffeurs, genre Uber pour assurer de telles livraisons. Désormais la production est envoyée directement par un clic de la souris pour aboutir aussitôt dans la boîte aux lettres électroniques du client, que l’entreprise soit située dans le même village, ou bien de l’autre côté de la France, voire à l’étranger. Une régression d’un siècle. Pour les traducteurs d’aujourd’hui, c’est à l’image de leurs arrières, arrières grand-mères qui, elles, se sont usées à la tâche derrière leurs machines à coude.

Mais il y a pire. Dans le temps de nos arrières, arrières grand-mères il fallait bien que les sites de production – la maison équipée d’une machine à coude – soit située dans le même village, ou bien dans un village voisin, pas très loin de l’usine. Avec internet, une entreprise située à New-York, Londres, Dubaï ou Singapour peut trouver un traducteur parfaitement qualifié n’importe où dans le monde en naviguant sans effort. Pas en naviguant sur un bateau ou dans un avion, mais en navigant sur la toile. D’un clic de la souris il commande une traduction, laquelle est livrée en retour par un autre clic de souris. Il est bien entendu que le traducteur peut, lui aussi, être domicilié à New-York, Londres, Dubaï ou Singapour. Mais il peut également être domicilié dans n’importe quel village, soit dans un bidonville ou un camp de réfugiés en Palestine, au Burkina Faso, au Guatemala ou au Bangladesh. Les quelques centimes (payés au mot et non au mètre de tissu), virés sur son compte bancaire par le client, peuvent très bien suffire pour payer le loyer en Palestine, au Burkina Faso, au Guatemala ou au Bangladesh. Mais suffiraient-ils à payer le loyer aux Etats-Unis, en Angleterre, aux Émirats Arabes Unis ou à Singapour ? Rien n’est moins sûr. Cet exemple n’est pas farfelu, ni rare. C’est une réalité quotidienne pour les traducteurs.

De nos jours les salariés dans l’industrie sont hantés par les plans patronaux de délocaliser leur usine dans des pays à bas coût de main-d’œuvre. Quant aux traducteurs, ils annoncent leurs services sur la toile par le biais d’un site web ou d’autres plateformes ouvertes aux autoentrepreneurs et donneurs d’ordre. Quand ils reçoivent une demande de devis pour traduire un document, l’adresse électronique du client se termine souvent par l’affixe « .com ». Il ne sait pas si ce client est situé de l’autre côté de la rue ou de l’autre côté du monde. Cela ne dérange pas le client que le prix cité le soit dans une des grandes devises (dollars, euros, livres sterling, etc.). Il peut facilement le convertir dans la devise locale, où qu’il soit. Et accepter ou bien refuser l’offre de services sur le seul critère du prix. Ainsi, la « délocalisation » est instantanée et vraiment internationale. Le traducteur est désormais concurrencé par ses collègues domiciliés dans n’importe quel pays sans même savoir qui a postulé pour quelle traduction. Le donneur d’ordre démarche souvent plusieurs traducteurs indépendants ou plateformes sans que chaque candidat ne le sache, car ses collègues reçoivent la même demande en « copie cachée ». Vive la technologie du 21ème siècle ! Sur le plan social c’est un retour à la concurrence sauvage et au travail à la pièce en vigueur pendant la révolution industrielle au 19ème siècle.

(suite avec le prochain article)

2 Commentaires sur “D’un siècle à l’autre

Répondre à Carmine Alison Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.