On ne change pas de statut comme on change de chemise (2)

Suite d’une histoire d’un patron qui avait froid aux yeux. J’ignore si sa toute jeune entreprise a pu continuer ou s’il a fini par déposer le bilan.

Mais le plus iconoclaste dans cette histoire était notre première rencontre en personne. Après quelques échanges téléphoniques on a convenu d’un rendez-vous préliminaire qui n’était pas dans ses nouveaux locaux mais bien dans un café à la Place Victor-Hugo du 16ème arrondissement. Un quartier chic – et cher – par excellence. Comme il se doit, c’est lui qui a fini par régler la note de notre consommation après ce premier entretien. Mais la rencontre était insolite. Compte tenu de mon âge et du sien j’aurais pu être son père. Ce n’est pas seulement l’entreprise qui était jeune ; l’entrepreneur l’était aussi. Il était question qu’il m’engage comme salarié, une possibilité que nous avions déjà évoqué auparavant.  Alors je me suis présenté dans mon costume cravate, la tenue obligée pour tout entretien d’embauche. Arrivé avant Monsieur, le serveur m’a demandé ce que je désirais. Je lui ai dit que j’attends un « ami » mais le serveur ne voulait visiblement pas me laisser occuper une table sans rien consommer. Alors en attenant mon interlocuteur j’ai commandé un café. Le temps passait et Monsieur ne s’était toujours pas présenté. Apparemment la ponctualité n’était pas sa qualité première. Impatient, j’ai regardé ma montre et mon téléphone portable a aussitôt sonné. C’était lui. J’ai pensé qu’il m’appelait pour s’excuser du retard, me demandant de patienter encore quelques minutes. Il n’en était rien. Il m’a demandé « Ou êtes-vous ? ». J’ai dit « Sur la terrasse et ça fait longtemps que j’y suis. Vous ne pourrez pas me manquer. J’ai des cheveux roux et une barbe rousse. ». Alors mon client répliquait « Et vous ne me voyez pas ? Je suis au coin de la rue, à côté du lampadaire. » J’ai levé la tête et je ne croyais pas mes yeux.

Cet « homme d’affaires », d’un air jeune, décontracté, presque insolent, était vêtu de façon improbable pour une telle occasion. Cheveux en l’air, T-shirt à manches courtes, jeans et baskets. Je me suis demandé à qui j’avais affaire car le scénario ressemblait plus à un décor de pièce de théâtre comique qu’à celui d’un entretien d’embauche. En tout cas, il a fini par s’amener, me saluer et s’assoir à ma table. Il était visiblement un habitué des lieux car le serveur l’a adressé de façon familière, l’appelant par son prénom. Je n’ai aucun problème avec les différences ni de génération, ni de sexe. Il m’est arrivé de travailler pour des clients plus âgés que moi, plus jeunes que moi, des hommes comme des femmes. Mais dans le monde du travail chacun connaît sa place et témoigne d’un certain respect pour ses collègues, ses supérieurs, ses subalternes, ses prestataires de service, etc. Ici, ce premier contact insolite ne le laissait pas l’entendre. La jeunesse de mon client n’était pas seulement une question d’âge physique mais d’expérience professionnelle et de savoir vivre. C’était le tout début de notre collaboration, qui a fini quelques mois après avec une toute dernière journée de travail que j’ai effectué dans le nouveau bureau de cette « jeune pousse ». Toujours avec mon statut précaire de profession libérale ;  il ne m’a jamais embauché comme salarié. Ainsi, la relation de travail a fait long feu entre Monsieur Traducteur-Interprète, d’âge mur, habillé de son costume cravate et Monsieur Homme d’Affaires, aux allures d’adolescent mal dans sa peau, vêtu de son T-shirt, de ses jeans et de ses baskets. Tant qu’il me payait, je m’en foutais. Mais la scène était assez cocasse.

(suite avec le prochain article)

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