En ma qualité d’interprète j’ai déjà fouillé le plancher des vaches dans la Seine et Marne, l’Oise, la Marne, le Jura et dans d’autres décors ruraux. J’ai réalisé ces missions dans les exploitations agricoles de tailles différentes, allant des fermes familiales jusqu’aux unités gigantesques de l’agro-alimentaire, rebaptisées par leurs détracteurs la « Ferme de 1000 vaches ». Ensuite est venu le tour de Paris. Paris ? Et oui, à la plus grande ferme de France : le Salon de l’Agriculture de la Porte de Versailles. Ce rendez-vous annuel est un incontournable pour une faune très particulière : des vaches, des chèvres, des moutons, des porcs, des poules, des oies et… des hommes politiques. Une agence d’interprétariat parisienne m’a appelé pour le compte d’une petite entreprise dans l’agro-alimentaire. Son approvisionnement en produits laitiers et en bétail provenait des exploitations agricoles de France et de Grande-Bretagne. La présence de partenaires britanniques nécessitait les services d’interprètes pour leurs stands d’ovins – où ma collègue Marie-Laure était affectée – et de porcins, où moi, j’étais affecté. C’était ni kacher, ni halal mais voilà, un interprète juif pour expliquer aux consommateurs les qualités de la viande de porc. Pas très logique dans la mesure où ce n’est pas exactement dans les traditions alimentaires de ma famille. Des recettes de porc, je n’en connaissais aucune ! Mais ce n’est pas bien grave. Les interprètes sont amenés à apprendre toutes sortes d’activités économiques et culturelles qui dépassent leur propre expérience personnelle et c’était bien mon cas ce jour-là.
Quand Marie-Laure m’a vu dans les allées du salon elle affichait un grand sourire. Pas seulement parce qu’elle était contente de me voir, mais parce qu’elle riait de moi en quelque sorte, un peu surprise par ce qu’elle voyait. Sachant parfaitement que je viens du Canada, elle a eu une drôle d’impression en m’apercevant. Le parfait fermier canadien, prêt à traire les vaches, à recueillir les œufs dans le poulailler ou bien à donner manger aux cochons. Et c’était une bonne vingtaine d’années avant la signature du Ceta (l’accord de libre échange entre le Canada et l’Union européenne, où le volet de produits agricoles faisait polémique pour des raisons écologiques et sanitaires). En quoi est-ce que mon apparence physique a surpris Marie-Laure ? Tout d’abord avec mes cheveux roux, mon accent anglo-saxon quand je parlais anglais, mon accent québécois quand je parlais français, un pull en laine par-dessus ma chemise et mes « claques » (des bottes canadiennes pour protéger mes chaussures de la boue, que l’on trouve parfois dans des stands de différents cheptels) j’avais l’air du parfait fermier sorti de sa grange au Canada. Qui plus est, j’avais en dessous du bras un gros livre qui ressemblait à une brique de lait. C’était un dictionnaire qui contenait quelques termes techniques, dont ceux utilisés dans le domaine agro-alimentaire. C’était avant les tablettes et autres smartphones. À l’époque, quand des interprètes se présentaient sur le lieu d’une mission, ils leur arrivaient d’apporter avec eux des glossaires ou dictionnaires spécialisés. Avec mon allure générale et cette « brique » que j’avais sous le bras, entre les stands des différents animaux, elle a cru voir devant elle un éleveur sorti tout droit de la campagne canadienne. Ça m’a fait rire à mon tour. Alors on s’est fait la bise et pendant que ma collègue franco-française s’en est allée pour se présenter au stand des moutons et brebis, je me suis pointé au stand des cochons. À la fin de la journée l’agriculteur canadien d’un jour a fini par rejoindre sa paysanne française d’occasion afin de siroter une bonne bière alsacienne avant de prendre le métro pour rentrer à la maison. Cette fois-ci l’agence ne nous a pas envoyé pour faire un travail vache. Bien au contraire, on a passé une journée très agréable « à la ferme » (en plein Paris !). Marie-Laure et moi, nous étions d’accord : la mission était un succès bœuf.
(suite avec le prochain article)
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