Il nous arrive parfois d’obtenir des clients réguliers, ce qui nous donne du travail périodique… une fois par an. J’ai eu ce bonheur avec une agence immobilière qui a retenu mes services de 2011 à 2015 pour des assemblées générales annuelles de copropriétaires. Sur l’ordre du jour : loyers, charges, sortie des poubelles et gestion des parties communes de l’immeuble. Rien de trop passionnant. Sauf que l’immeuble en question, situé à Roissy-en-France à proximité de l’aéroport, a été acheté par un consortium de petits investisseurs irlandais, ruinés par une entreprise véreuse du BTP qui les a induits en erreur sur les qualités du bâtiment. Les petits investisseurs en question avaient acheté des parts dans cette opération pour se procurer un revenu supplémentaire afin d’accompagner les modestes pensions de retraite qui les attendaient dans leurs vieux jours. Mais la légendaire chance des Irlandais ne les a pas bénéficié cette fois-ci, cars ils se voyaient obligés de gérer à l’euro près leur (très) cher immeuble à coup de travaux de réfection qui ne s’arrêtaient pas. Un apéro à coups de whiskey irlandais et un interprète aux cheveux roux – comme plusieurs copropriétaires arrivés directement de l’île verte pour la réunion – les ont un peu rassuré, mais le malaise était présent.
À cela un autre malaise a peu à peu entamé la confiance de l’interprète, votre humble serviteur. Les copropriétaires sont venus sur un vol à bas coût de Ryanair provenant de Dublin mais le patron de l’agence immobilière, ainsi que le syndic, ont fait le déplacement de la côte atlantique car l’agence est située dans le département de la Vendée. La commune en question s’appelle La Faute-sur-Mer. Cela vous dit quelque chose ?
Au fur et à mesure que je travaillais pour cette agence j’apprenais à compte gouttes des informations inquiétantes à son sujet. Je devenais de plus en plus mal à l’aise assis à la tribune à côté du patron. Tout en interprétant les interventions pour les participants irlandais, petit à petit, que j’étouffais un peu plus à chaque réunion, à chaque phrase. C’est comme si ma cravate m’étranglait. Mais ce sont les faits qui m’étranglaient, pas mes vêtements.
En 2010, l’année précédant la première mission, La Faute-sur-Mer fut un des villages durement frappés par la tempête Xynthia avec pas moins de 29 morts dans cette seule commune. Les victimes habitaient dans des maisons situées sur la côte, submergées par une vague géante portée par la tempête. Après ce drame le préfet a désigné une « zone noire » située trop près de l’océan pour être habitable et 674 maisons devaient être détruites. Une énorme polémique s’en est suivie sur la perte de leurs maisons pour les familles éprouvées, sur les indemnisations offertes par l’État mais jugés insuffisantes, et plus généralement sur la politique d’octroi de permis de construire le long du littoral. Avec le bétonnage tant décrié sur la Côté d’Azur, les paillotes sur les plages de la Corse, les habitations menacés par l’avancement des dunes dans les Landes, les immeubles érigés sur le bord de l’eau sans permis de construire en bonne et due forme en Bretagne, en Normandie et ailleurs, le débat a largement dépassé le seul département de la Vendée.
Dans le procès qui a suivi le drame le procureur de la République a fustigé la « frénésie immobilière » qui a eu lieu à la Faute-sur-Mer (le nom du village était prémonitoire). Parlant d’une faute, il y en avait une, c’était une évidence. À l’issu du procès un conseiller municipal a été condamné à quatre ans de prison ferme et son ancienne adjointe a écopé d’une amende de 75 000 €. J’ai appris par la suite que cette dernière est de la famille du patron pour qui j’ai travaillé lors de ces réunions de copropriétaires. C’était la première fois dans l’histoire judiciaire française qu’un élu a été condamné à la prison ferme pour une faute non intentionnelle. L’avocate des victimes était par ailleurs une cliente pour qui j’avais déjà travaillé dans d’autres circonstances. Il s’agit de Corinne Lepage, ancienne ministre de l’Environnement de 1995 à 1997. Elle a commencé son engagement politique comme membre de Génération Écologie et elle a défendu des victimes dans d’autres cas de catastrophes écologiques.
Quel était le nom de cette officine immobilière basée à la Faute-sur-Mer ? « L’Agence de la Plage ». Tout un programme ! Combien des 674 maisons détruites suite à la tempête et suite au procès ont été vendues par cette agence ? Allez savoir. Mais de toute évidence l’agence en question n’était pas étrangère aux constructions décriées si près de l’eau. Trois ans après la tempête et avant même le jugement du tribunal, l’agence a changé de nom et a déménagé dans la commune voisine, puis a de nouveau déménagé l’année suivante dans un autre village situé encore plus loin sur la côte. Visiblement, avec un nom comme ça, avec toute l’attention nationale dirigée vers La Faute-sur-Mer le temps du procès et avec le même nom de famille qu’une des élues condamnées, il valait mieux déménager et changer le nom de l’agence.
Pendant les quatre années d’affilée où j’ai travaillé pour cette agence immobilière j’avais l’impression que ma cravate m’étranglait un peu plus chaque fois. Évidemment je n’y étais pour rien dans le drame de la Faute-sur-Mer et ce n’était pas la première fois – ni la dernière – que je travaillais pour un patron aux activités douteuses. Mais ça donne quand même l’impression de s’étrangler, littéralement et au figuré.
(suite avec le prochain article)